Les âmes maudites s'échouent ici - Ava

Invité

" Dieu pêche les âmes à la ligne, Satan les pêche au filet. "

Alexandre Dumas.

Schizophrène, il l'était peut-être bien. Clint avait le sentiment de vivre une double-vie depuis sa plus tendre enfance et il lui était difficile de déterminer quelle était sa vraie personnalité. Était-il le politicien charmeur, qui ne mâchait pas ses mots, qui passait bien à la télévision et qui donnait des chaleurs à la ménagère de base ? Ou bien se rapprochait-il plus de l'être sombre qui aimait trainer dans les quartiers glauques de la ville la nuit, qui ne tenait même plus à sa propre vie ? Ces interrogations le fatiguaient un peu plus chaque jour et particulièrement ce soir. Tandis qu'il massait ses tempes douloureuses, le patron du Black Cricketer, bistrot malfamé à souhait, le considérait d'un air mauvais. Certes il ne rechignait pas à empiler les tournées mais ce type revenait un peu trop souvent à son goût et puis cette impression de déjà-vu l'agaçait cordialement. Littéralement affalé sur une banquette au fond de la salle crasseuse et enfumée, le "respectable" député laissait son esprit vagabonder loin tout en faisant tourner lentement entre ses mains son verre de mauvais whisky. De légères cernes bleutées soulignaient son regard sombre, laissant entendre qu'il y avait des jours qu'il n'avait pas trouvé le sommeil. Et pour cause, son esprit perturbé ne lui laissait que trop peu de repos. Aussi étrange que cela puisse paraitre, c'était lorsqu'il semblait le plus misérable que sa conscience refaisait soudainement surface. Et il avait tant de choses à se reprocher qu'il lui semblait que sa tête allait exploser d'un instant à l'autre. Il se battait de toutes ses forces pour ne pas se noyer dans le remord; après tout, n'était-il pas Clint Wrath, l'homme qui se foutait de tout pourvu qu'il sauve sa peau ?

Il soupira et vida son verre d'un trait non sans une légère grimace. Il n'avait rien trouvé de mieux que l'ivresse pour oublier son mal de crâne et il avait bien conscience qu'il touchait là au pathétique. Autour de lui, les rires gras et les plaisanteries salaces fusaient, contrastant terriblement avec sa pâleur morne. Faisait-il partie intégrante de cet univers vulgaire, n'était-il pas au dessus de cela, lui l'homme aux centaines de milliers de voix ? Ce soir, il semblerait que non. Comme quoi toutes les âmes maudites se ressemblent. Peu à peu, les tables poussiéreuses et les individus hilares disparaissaient autour de lui, à mesure que l'alcool agissait sur son esprit déjà troublé. Il quitta Londres, ses rues crasseuses, ses sourires faux, ses femmes qu'il s'obstinait à aimer et à détruire, l'espace d'un instant, les yeux clos. Il se sentait bien, une seconde, peut-être deux. Mais le sifflement strident d'un pilier de comptoir le ramena à la cruelle et sordide réalité. Le vocabulaire des ivrognes de ces lieux se fit de plus en plus équivoque et Clint pu deviner sans mal qu'un membre de la gent féminine venait de faire son entrée. Quelle genre de tarée osait entrer dans un endroit pareil ? Clint n'en savait rien, aveuglé par le brouillard de nicotine, et il n'en avait clairement rien à foutre.

Et merde ! Putain fais chier !

Du haut du 36 ème étage de l'Hôtel Elizabeth I , ces injures façonnées par la rage résonnèrent sur tout le palier en une poignée de secondes . Dignement accompagnées par un fracas de bouteilles, brisant ainsi le silence religieux de l'édifice, peu de résidents parmi les habitués n'ignoraient d'où provenait ces cris stridents à une heure aussi inappriorée aux bonnes moeurs . C'était bien la chambre 666 le théâtre de tout ce raffut à en faire frémir plus d'un, plus intimement appelée la demeure de Mademoiselle Monroe . Cliente privilégiée, coquette et distinguée et .. occasionellement détraquée . C'est ainsi que la percevait les autres clients de l'hôtel qui évitaient de passer devant sa chambre par peur de voir quelque chose qu'il n'aurait pas dû , d'entendre quelque chose qui leur serait préjudiciable et qu'ils finiraient par payer . Tout se paye un jour dit le dicton ..
Tandis que les bonnes gens se rendormaient paisiblement, craignant toutefois un nouvel éclat de folie, Ava fulminait à rendre bien pâles les eaux bouillantes des enfers . Alcoolisée comme rarement, l'Ecossaise se noyait violemment depuis une bonne heure dans divers alcools tous plus hallucinogènes et destructeurs les uns que les autres . La bouteille de gin gisait, éclatée , sur le sol tandis qu'Ava finissait de lécher au goulot les dernières larmes de vodka voulant bien s'offrir à ses lèvres . Plus . Il lui en fallait toujours plus pour cette jeune femme qui ne connaissait la satiété dans aucun domaine : Ni l'alcool, ni le vice, ni le sexe .. Cette gorgée d'alcool qu'elle venait d'avaler avidement ne serait pas la dernière de sa soirée, il en était hors de question se promit Ava à elle-même . Qu'ils aillent se faire foutre ces clochards qui partageaient le même hôtel qu'elle , s'ils devaient la supporter saoule et gueulante à en perdre la voix et bien ils le feraient . Ou plutot elle les obligerait selon le point de vue où l'on se place ..

Recoiffant négligemment ses cheveux en bataille, Ava tituba jusqu'à son placard en manquant de tomber plus d'une fois, tout ce qui ne la tuait pas la rendait plus forte se disait-elle dès que son genou cognait un meuble de la pièce . A bout de forces et de raison, la jeune femme réussit toutefois à enfiler une robe en satin beige et une garbadine plus foncée pour ne pas mourir de froid en ces glaciales soirées d'hiver . Certes l'alcool réchauffait agréablement le corps mais la silhouette chétive d'Ava ne ferait pas bien le poids face au vent de la Tamise .. Pourquoi les quartiers délabrés de la Tamise ? Bien qu'ivre comme rarement Ava était consciente du fait qu'il était impensable qu'elle se rende dans un lieu fastueux pour afficher sa misère notoire actuelle . Que les apparences soient belles car on ne juge que par elles n'est-ce pas ?
L'oeil mi-vide , mi-assoiffé , l'Ecossaise enfila ses bottes de cuir caramel avant de quitter l'hôtel en marchant maladroitement sans manquer de regarder avec mépris les personnes qu'elle rencontrait sur son chemin . Enfin engouffrée dans les rues semi-éclairées de Londres, Ava se dirigeait étroitement vers les docks et plus particulièrement le Black Cricketer, le seul pub assez malfamé pour accueillir une cliente dans un tel état d'ébriété ..

Sous les néons clignotant faiblement des lampadaires, la jeune femme toisait avec virulence les junkies alléchés par l'odeur de l'argent et des beaux habits d'Ava mais loin d'être stupide cette dernière avait embarquée un mini-revolver vide dans sa pochette en cuir . Vide pour les flics, fictivement remplie pour ses potentiels détraqueurs . L'astuce était enfantine mais si efficace qu'Ava n'avait pas encore eu d'ennuis pour le moment et continuait son bout de chemin , déterminée mentalement mais si hésitante dans sa démarche peu assurée . Elle y était enfin .. L'enseigne tombait à moitié et le lieu empestait déjà quelque peu les effluves d'alcool qui régnaient dans le ridicule pub . Evitant les regards elle se dirigea directement vers le bar et sortant un billet plutot conséquent de son manteau elle eut le droit d'aller s'asseoir où bon lui semblerait en attendant qu'on lui amène sa téquila bien fraîche . De tous les " hommes " présents, un seul captiva son attention, se montra plus ou moins digne de profiter de la présence de la jeune femme à ses côtés pour un court et vite oublié moment . Enfoncé dans la pénombre, Ava pouvait juste distinguer ses traits plutot nobles malgré les marques de l'alcool et elle se posa en face de lui avant d'aller taquiner sa cuisse de sa main gracieuse .

Alors on est seul ce soir ..? demanda t-elle de sa voix cassée et envoutante .

Oui . Tout se paye un jour ..

Invité

Alors que son regard se perdait peu à peu entre deux tabourets délaissés au fond de la salle, la conscience de Clint s'éveilla brusquement, comme sorti d'un cauchemar. La jeune femme en question semblait avoir jeté son dévolu sur lui et il n'aurait probablement même pas daigné hausser un sourcil s'il s'était agi d'une aguicheuse de base. Non, cette voix, cette intonation suave et provocante, il l'aurait reconnue entre mille. Ava, ici, cette nuit, perdue tout comme lui dans les tréfonds du pathétisme. Après tout qu'y avait-il de si étrange à cela ? Il l'avait modelée à son image, de la pire façon qui soit. Et l'ironie de la chose, c'était qu'elle caressait langoureusement sa cuisse alors qu'il le savait, elle ne rêvait que de sa mort, puisse t-elle être lente et douloureuse. Il ne pu s'empêcher d'esquisser un léger sourire, mêlé d'amusement et d'une certaine mélancolie. Elle était encore totalement déchirée et ça, c'était entièrement sa faute à lui. Seulement Clint n'était pas homme à faire acte de pénitence. Non, il ne se jetterait pas à ses pieds pour implorer son pardon, il n'exprimerait aucun regret. Écraser sa cigarette en retirant sa main lui suffisait amplement.

- Je crois que tu ne veux pas faire ça, se contenta t-il de murmurer.

Bien sur qu'il était seul. Les Wrath étaient toujours seuls. D'ailleurs n'était-ce pas le cas de cette poupée désabusée à qui il avait arraché la moindre once d'innocence, de vertu et d'amour-propre ? Maintenant qu'elle avait probablement reconnu sa voix, il s'attendait à tout moment à sentir le canon d'un neuf millimètres contre sa tempe. La vengeance, c'était bien ce qui animait ce corps si fragile, cette âme dévastatrice. Seulement il était trop tard : le tuer ne règlerait plus rien du tout à présent. Il était même certain que sa mort entrainerait une folie d'auto-destruction chez sa fille. Après tout, il était sa haine, sa cible, son repère, sa raison de vivre en somme.
Il vida son verre d'un trait et attendit donc. Ce soir, il n'avait pas peur de mourir, alors qu'elle en profite pour en finir si cela pouvait apaiser son âme ne serait-ce qu'un instant. Il s'installa un peu plus confortablement au fond de la banquette et son visage fatigué fut faiblement éclairé par un rayon de lumière, vestige de la lucarne miteuse accroché au mur. Sa chemise lâchement entrouverte laissait entrevoir sa peau pâle, lui donnant un air presque maladif. Et il l'était en quelques sortes, s'adonnant aux excès pour purger l'horreur qui souillait son être. Elle pouvait le voir maintenant et il la voyait encore plus distinctement.

- C'est drôle. Tu es toujours très belle, encore plus dans un endroit pareil.

Et il ne mentait pas, elle irradiait littéralement. Surtout qu'elle avait soudain quitté ce masque d'allumeuse vulgaire pour reprendre l'étonnement sincère. Clint avait tendance à oublier qu'elle était restée une petite fille à compter du jour où il l'avait forcée à quitter une existence normale.

La voix de l’inconnu résonnait encore maladivement dans l’esprit d’Ava tandis que ses yeux félins s’écarquillaient sur son visage . Sa voix . Il n’en était pas de plus ensorcelante à l’oreille de l’Ecossaise, pas de plus mortelle .. Malgré les années passées loin de lui, la marque qui lui avait faite était toujours aussi brûlante , peut-être même destinée à traverser les ans sans se soucier de son impact . La dernière fois qu’Ava avait été en contact avec son père, elle avait méticuleusement prepare sa rencontre, savait pertinemment quelle attitude adopter mais en vain .. Ava avait toujours été contre son gré prisonnière de cet homme, de cet être qui la fascinait au point de se dégouter d’elle-même . Victime, foutue victime .. elle qui abhorrait ce statut dans la vie de tous les jours ne savait qu’être esclave des désirs de son géniteur . Oui aucune logique dans tout cela mais leur relation était originellement contre nature alors finalement cela coulait de source ..

Des bouffées de chaleur sans précédents envahissaient à présent la poitrine de la jeune femme si glaciale quelques minutes plus tôt . Ce n’était pas l’alcool dansant, ni l’humidité ambiante, c’était bien cet homme parmi tous les autres la raison de cette suffocation soudaine . << Je crois que tu ne veux pas faire ça >> . Savait elle-même ce qu’elle désirait faire ?
Ses sens lui hurlaient oui lorsque ses entrailles criaient leur refus, tout cela dans le silence religieux ui accompagnaient ces retrouvailles inattendues . Perdue une fois de plus .. Ava fit craquer difficilement ses doigts contre sa paume pour effacer le contact qu’elle avait eu avec la cuisse de son père, cette sensation qui n’avait eu de cesse de porter aux nues son amour incestueux .

Maman aussi était belle . lâcha t-elle d’une voix fluette presque enfantine .

Non Helen Monroe épouse Wrath n'était pas belle . Elle était magnifique . Un ange n'aurait pas été plus sublime aux yeux d'Ava mais si ange il y avait il ne règnait pas depuis un long moment au dessus de la tête de la jeune femme . De ce murmure, Ava ne savait pas si elle avait espéré le blesser ou juste dire la vérité , chose qu'elle n'avait pas fait depuis bien longtemps . Il fallait être aveugle pour ne pas remarquer que l'Ecossaise se faisait atrocement violence pour fuir le regard de son père, ce regard dans lequel elle avait tant aimé se perdre plus jeune ..Peut-être savait-il déjà l’aura de soumission dont il faisait preuve sur elle Ava s’en fichait il fallait juste que cela cesse immédiatement . Elle n’avait plus 15 ans, elle n’était plus cette adolescente déboussolée et elle n’avait plus de l’amour pour lui seulement de la haine .

Je n’aurai pas imaginé te retrouver dans un tel lieu . Mais la saleté a toujours attiré les ordures ..même lorsqu’elles se donnent un air de noblesse .

Ava ne savait juste pas quoi dire . C’était petit, ridicule et inutile mais rien ne voulait s’évader de ses lèvres pour attérir sur la figure de son père . D'un aveu de faiblesse elle n’avait pu résister à l’appel envoûtant émanant de Clint et jettait quelques regards furtifs sur ses rides si fermes , ses poings si doux auparavant et toutes ces choses qui le rendait invivablement attirant aux yeux de la jeune femme . Ava se décida finalement à laisser glisser ses doigts autour du verre de tequila qu’on venait de lui apporter tout en croisant les jambes avec grâce, sans relever pour autant le regard de son géniteur .

On porte un toast à quoi ? A maman ou à la manière dont je vais te détruire comme tu m’as détruit ? tenta t-elle de dire froidement malgré sa voix hésitante .